Interview du Dr Marie-Josèphe Deshayes

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1. Dr Deshayes, vous avez une réputation internationale sur vos méthodes de traitements du jeune enfant. Pouvez-vous vous présenter?

Docteur en médecine, certifiée en Stomatologie (1979), j’ai travaillé dans le service du Pr Delaire pendant trois années et profité de son enseignement en Orthopédie maxillo-faciale et chirurgicale. Après ma compétence nationale en Orthopédie Dento-Maxillo-Faciale (1988) et ma titularisation auprès de la Société Française d’Orthopédie Dento-Faciale (1997), j’ai souhaité devenir membre de la Société d’Anthropologie de Paris, car il m’a semblé important de comprendre la croissance faciale ontogénique en la replaçant dans un cadre évolutif (Phylogenèse). Il semble indispensable de discuter de la multiplication des malocclusions dentaires au sein de courants dysfonctionnels et environnementaux ; le mode alimentaire est à prendre en compte autant que les processus évolutifs internes actuels du développement de l’enfant. J’ai publié mon premier livre chez Masson en 1986 et obtenu en 2009 le « Best Multimedia and Audiovisual Presentation Award » de la SIDO (Societa Italiana di Ortodonzia) pour un  Cédérom intitulé : Cranio-Facial Morphogenesis. A CD to learn the driving force behind growth. A côté de publications faites dans les revues spécialisées comme l’Orthodontie Française et la revue d’ODF, j’ai écrit le livre L’Art de Traiter avant 6 ans (Ed Cranexplo) en 2006 dont une version espagnole et italienne viennent d’être imprimées. Responsable d’enseignement au sein d’Ateliers de Formation aux Traitements Précoces (Paris) depuis plus de 12 ans, j’ai établi un programme théorique et pratique d’intervention orthopédique fonctionnelle avant 6 ans. Cet enseignement est réalisé depuis 4 ans au Japon au sein de l’Association JACG (Japanese Association of Craniofacial Growth Guidance). Une nouvelle série d’Ateliers de Formation a débuté cette année en Italie. J’ai été intégrée en 2009 dans une équipe du CNRS (chercheurs en anthropologie, anatomie humaine et comparée et en production du langage) pour participer au «SkullSpeech Project » avec financement de l’Agence Nationale pour la Recherche sur 4 années. L’objectif a été de modéliser la croissance cranio-faciale et la production de la parole.

2. Pourquoi faut-il engager un traitement très précoce ?

Nous sommes confrontés à une augmentation des asymétries crâniennes et faciales. Elles sont présentes avant même la mise en place des dents temporaires et les dysfonctions linguales les renforcent. Il est donc essentiel de bien différencier les petites anomalies dysfonctionnelles spontanément réductibles, des asymétries qui vont déstabiliser la position des futures premières molaires permanentes. Notre expérience chez le jeune enfant montre que la correction orthopédique d’une déviation mandibulaire nécessite bien souvent la correction d’une asymétrie intra-arcade maxillaire, d’une asymétrie axiale inter-temporale afin de préserver les ATM de tout dysfonctionnement ultérieur. Pourquoi intervenir très précocement ? Nous savons que la base crânienne a des corrélations avec l’occlusion, visibles en denture temporaire (nos dernières statistiques parues en 2012 dans la revue de l’Orthodontie Française). Si nous avons pour objectif de modifier cette base et faire de l’Orthopédie crânienne, on a une fenêtre thérapeutique de courte durée car les processus de remodelage de la base s’arrêtent avec l’éruption de la première molaire permanente. Plus tard, les traitements orthodontiques conventionnels auront d’avantage une action dento-alvéolaire.

Traitements orthodontie ultra precoces

3. Quels sont les résultats cliniques et  scientifiques consécutifs à des études épidémiologiques ?

  1. Nos enquêtes épidémiologiques ont été réalisées en Basse Normandie. Sur un échantillon de 376 enfants, le dépistage des asymétries faciales et occlusales a été confié à des omnipraticiens sans aucune formation orthodontique : 38% d’enfants ont été dépistés asymétriques.
  2. En Italie dans le service du Pr Consuelo, le dépistage chez 43 enfants a été assuré par des pédodontistes : 73,4% d’enfants étaient asymétriques.
  3. En Espagne, dans le service d’Orthodontie du Dr Antonia Dominguez à Séville, sur 149 enfants 81,9% avaient une asymétrie.

On s’aperçoit que le dépistage fait appel à la reconnaissance de signes d’asymétrie bien singuliers qui passent malheureusement trop souvent  inaperçus; c’est lors de la mise en place des incisives permanentes que la malocclusion devient évidente. Au Japon la littérature montre que les asymétries créent d’avantage de perturbations dans les Classes III ou Classes I, et qu’en Classe II elles sont moins « expressives ».

4. Vous présentez ces traitements par des conférences et des cours au Japon, au Brésil, en Italie avez-vous des feedback de tous ces enseignements dans ces pays ?

Au Japon les malocclusions sont très fréquentes, associées bien souvent à des dysharmonies faciales péjoratives (avec nécessité de chirurgie). Elles font l’objet d’une quête de techniques multiples. Les orthodontistes en lien avec les pédiatres et pédodontistes constatent une évolution récente et rapide de ces anomalies ; ils ont l’habitude d’examiner les très jeunes enfants dès la naissance et cherchent à comprendre et traiter préventivement ces dysharmonies squelettiques. Nos conférences faites en Europe ou en Amérique Latine montrent bien que là où les orthodontistes côtoient les praticiens médecins ou dentistes qui s’occupent des jeunes enfants, les traitements précoces sont bien perçus et recherchés.

traitement precoce d'un enfant par un orthodontiste japonais
Traitement précoce d’un enfant par un Orthodontiste japonais

5. Est-ce que ces types de traitements peuvent être diffusés en France ?

Il est certain que ces traitements demandent une formation bien spécifique tant dans les matières fondamentales (anatomie du crâne et sa croissance, biomécanique des sutures crâniennes), l’approche cognitive de l’enfant entre 3 et 6 ans, la technique d’ancrage des appareils amovibles, la spécialisation des microvérins etc… Ces appareils réclament une fabrication très minutieuse et c’est peut-être là le point faible en France, nous manquons de prothésistes spécialisés dans ce travail.

Enfin ces traitements se heurtent aux idées traditionnellement reçues qu’il n’est pas concevable de modifier le potentiel de croissance ; or nous sommes dans un registre différent. Notre objectif est de pouvoir modifier la « trajectoire » de croissance, préparer le positionnement des premières molaires permanentes, améliorer la fonction masticatoire en donnant à l’enfant des appuis mastiquants  équilibrés. En matière d’asymétrie, les corrections faciales et crâniennes sont accessibles si on intervient en denture temporaire mais plus tard, on ne réalise que des accommodations et compensations.

6. Peut-on facilement intégrer ces méthodes de traitement dans un cabinet d’orthodontie conventionnelle ?

C’est sans aucun doute la meilleure façon de bien exercer l’orthodontie conventionnelle plus tardive ! Il me semble important d’appréhender une vision large de l’histoire du développement d’un enfant depuis sa denture temporaire jusqu’à la définitive. Cette expérience permet d’être mieux préparé à faire un traitement tardif car on est capable d’élaborer une rétrospective de l’adolescent ou de l’adulte quand il était enfant…  C’est très instructif de savoir regarder l’enfant de 3 ans, d’analyser si ses arcades s’agrandissent naturellement bien ou si elles se déforment, de rechercher systématiquement une petite asymétrie.

Enfin, il me paraît indispensable qu’un traitement commencé et terminé en denture temporaire fasse l’objet d’un suivi par le même praticien. Suivre l’évolution en denture mixte précoce puis tardive permet d’apprécier si le premier traitement a été un vrai succès (et dans ce cas la finition orthodontique n’en sera que plus facile). La sagesse et le savoir-faire sont importants pour limiter le temps du premier traitement à 6 ou 8 mois.
Intégrer des petits enfants dans sa patientèle demande uniquement une bonne gestion du secrétariat : les petits viennent le matin en consultation car ils peuvent manquer la classe et sont en pleine forme !

7. Quel est le suivi thérapeutique après cette première phase de traitement

Comme j’ai pu le laisser entendre précédemment, après un premier traitement très précoce l’occlusion ne va pas toujours évoluer vers une denture permanente parfaite sans aucune autre intervention. Bien des facteurs dentaires, fonctionnels, génétiques et autres peuvent encore perturber la trajectoire de croissance. Néanmoins notre expérience nous conforte dans l’idée que les 1ers traitements bien achevés (avec des critères de finition stricte) minimisent les risques d’apparition de malocclusions sévères, de dysfonctionnement temporo-mandibulaires, ou le recours à des actes chirurgicaux. De nombreux exemples d’asymétries corrigées avant 6 ans font preuve dans les années suivantes d’une réharmonisation faciale spectaculaire.

8. Pourquoi avez-vous rejoint l’ESO ?

En premier lieu, mon travail est tres compatible avec les travaux de recherche du Dr Aknin sur la croissance cranio-faciale et sur

De plus, mes années récentes d’enseignement, me montrent que l’Orthopédie Cranio-Faciale très spécialisée en denture temporaire doit être enseignée dès les premières annees d’études d’orthodontiste de l’étudiant. Elle lui permet d’élargir sa vision de l’occlusion, d’acquérir une véritable dimension médicale à son activité, de pénétrer des registres pédiatriques indispensables pour son activité future.

Cette formation est ambitieuse et s’intégre dans un enseignement général de haut niveau. L’Ecole Supérieure d’Orthodontie de Paris garantit cette exigence à ceux qui souhaitent devenir orthodontiste : Elle a cette volonté d’établir un programme académique d’excellence qui non seulement reprend toute la connaissance fondamentale nécessaire à l’exercice de l’ODF mais pousse vers la pratique d’une Orthodontie de Demain. La mise en place de ce type d’enseignement est une des illustrations d’une formation qui modernise en permanence le savoir transmis aux etudiants pour leur donner les connaissances les plus actuelles.

Je remercie vivement le Pr Aknin de m’avoir proposé d’intégrer son école.